jeudi 12 février 2009

En tract


En tract












La terre étant ronde, le kilomètre devrait être rond et non pas carré.

Ramon Gomez de la Serna
Greguerias


Comme beaucoup de personnes dont la vie personnelle est un perpétuel western, je fluctue pas mal au niveau professionnel.

Y a pas de sot métier et l’entreprise est un lieu toujours aussi symptomatique des relations humaines, ce qui satisfait mon insatiable curiosité.
Mon contrat actuel précise que je suis « agent de service », moi j’aurais pas craché sur « femme de ménage »... franchement la taxonomie du Répertoire Opérationnel des Métiers et de l’Emploi était plus que nécessaire à l’Agence Nationale pour l’Emploi ; lorsque je me suis inscrite pour la première fois, je n’ai pas réussi à leur faire comprendre la dichotomie entre mon ancien poste de maquettiste 3D et leur traduction « caissière de supermarché », dont ils ne voulaient pas démordre. J’ai encore des sueurs froides en m’imaginant à ce poste (à l’époque la saisie des prix se faisait encore manuellement), car mes compétences en matière mathématique sont très Einsteiniennes, genre Franck, pas Albert.

Leur vocabulaire au plus grand dénominateur commun est assez imbuvable, « poseur de revêtements rigides » au lieu de « carreleur » ; « ouvrier de l’extraction liquide et gazeuse » en lieu et place de « foreur » ; « marin de la navigation maritime » pour « timonier »... et j’en passe sûrement des meilleures.

Or donc, ne voilà-t-il pas que je me retrouve à assurer l’entretien de locaux dans un grand hôpital de ma ville pour une société privée. Moi dont le vrac est l’idéal du rangement et l’hygiène une notion qui dépend sensiblement de l’état de mes sinus à appréhender les relents trop ostentatoires ?! Et que vive le coryza !

Aujourd’hui, je traque le nosocomial , j’occis la peste teutonique, je bute le bubon maltais, je liquide la grippe ichtyaire... avec un talent certain, je dois bien l’admettre !
Mon entraînement à la godille devrait bientôt me permettre de figurer dans des concours internationaux, je balaie donc j’essuie et toutes ces sortes de choses.

Contrairement aux apparences, ce métier n’est pas intellectuel, et tout en appliquant lavettes, lingettes et autres produits hautement répressifs pour tout microbe égaré, il faut bien avouer qu’il m’arrive d’approcher l’encépha-logramme plat. On commence à 5 heure du mat’, mais l’on peut se réveiller, serpillière en oriflamme, longtemps après...

Pourtant les distractions ne manquent pas ; cet hôpital, militaire de surcroît, arbore des uniformes de tous poils, dont le jeu consiste à cacher la fonction ou le grade, ou les deux pour la pauvre civile ignare que je suis. J’adopte le plus souvent l’attitude emblématique de la Royale : « salue tout ce qui bouge et repeints le reste ! », traduit dans le langage technique de surface, ça donne : « dis bonjour à tout ce qui bouge et frotte le reste ! », je ne crois heureusement pas avoir rencontré beaucoup de catatoniques... ?

Bien sûr, cette devise n’empêche aucune interrogation, quand mon œil torpide arrive à un niveau suffisant d’ouverture, il capte parfois des images, par le fait subliminales, qui remuent vaguement le vieux fond de soupe refroidie qui stagne entre mes deux oreilles.
Ainsi, un médecin, chef de service, s’est amusé un jour à me tendre la main, sans doute pour prouver à toute son équipe le caractère solidaire de notre travail ou son implication dans l’intégration des personnels handicapés ?... Surprise en plein sommeil (j’espère que je ne ronflais pas trop fort), je tentais désespérément d’ôter mes gants peu ragoûtants, qui claquèrent enfin dans un jet de sueur afin de répondre à son vigoureux shake-hand. Je me couvrais bien sûr de ridicule, ce qui, je suppose, l’entraîna à renouveler l’expérience à chacune de nos rencontres. Sont-ce les effets de cette cause ? Toujours est-il que la surveillante du service en question me prit en grippe, et que dans un autre service, un autre médecin, hilare de surcroît me fit le même coup ! « Pourquoi être désagréable quand, avec un petit effort, vous pourriez être impossible ? », de toutes façons, je boude!


Dans ces pâles instants de lucidité, j’exerce ma curiosité aux personnes, mais aussi, à l’ergonomie de leur environnement. Ainsi je m’interroge sur les rapports étranges qui se nouent entre les objets, les titres, les fonctions des personnels de cette majestueuse et vénérable institution (en décomposition, eu égard à mon rôle, l’état naturel de la machine : c’est la panne, celui des lieux : la putréfaction).

Aussi, je m’interpellais vigoureusement, au sujet d’anciennes pratiques sur les voiliers ; lorsque je pris l’entretien d’un service, j’y découvris un espace assez vaste, quasiment dénué de mobilier, d’où le balai revenait après une année sabbatique (hypothèse basse !), dont la plaque indiquait qu’il se logeait là l’assistant de service le plus démuni de l’hôpital.
Sera-ce un pauvre petit jeune, pupille de la Nation, malingre, tout juste embarqué, après de dures études ? Que les autres médecins le bizutent, passe encore, c’est dans les traditions des aînés, mais, que les femmes de ménage, elles-mêmes, participent à son calvaire ?
Mon petit cœur s’émut aux larmes, et les larmes d’un cœur, c’est rouge et donc salissant, ce qui m’obligea à opérer sur cette désolation, la plus riante des asepsie.
Même quand la fuite inexorable du temps m’oblige à pratiquer quelque ablation dans mon travail, j’ai toujours pour ce bureau, une attention particulière.

Certains entreposent des collections de leur goût ; au hasard des miens, cela peut provoquer ma rancune ou mon admiration, je vous laisse deviner ce qu’il en est de celui qui arbore de ravissantes petites merveilles de maquettes de machines roulantes, navigantes, volantes, pleines de fantaisie, par rapport à celui qui exhibe de vulgaires canettes ou bouteilles de coca, vides en plus !
D’autres encore ont des mœurs plus ou moins compréhensibles, prenez, par exemple, le Docteur Petitpoulpe : il semble pratiquer couramment l’épaulé jeté de poubelles de 100 litres de documentation médicale, sans sortir de son bureau ; aussi c’est à moi, avec ma taille très convenable sous tous rapports, de me faire un joli tour de reins en vidant ses détritus... ?
Plus facile à décoder, mais tout de même original : un charmant psychiatre, toujours très poli, un peu timide, parsème son dessous de bureau d’élastiques torturés, exterminés, éparpillés façon puzzle... J’ai peut-être tort de le croire, mais je pense que ses patients sont sauvés par d’humbles rubans de caoutchouc et cela m’émeut !

Mais mon jeu le plus improbable, celui que je pratique le plus souvent, en dehors de menues facéties, consiste à jongler avec les nombres, je vous rappelle que pour moi l’angle droit bout à 90°, que « Tout corps plongé dans un liquide reçoit un coup de téléphone . », et puis que dire d’une science fière de dénoncer ce pauvre chiffre 1 comme la racine de son carré ?!?

Et pas n’importe quels nombres, s’il vous plait (ou pas : vous avez déjà acheté le bouquin !), les premiers ! Alors, des serpillières, j’en prends 1, 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19, 23... mais jamais 15, 21... pareil pour les lingettes, les doses de produits... et je m’emmêle gaillardement dans les statistiques pour essayer de deviner quand mon stock approche un nouveau nombre ou quand je dois refaire le plein pour avoir un reste décemment premier sur mon chariot !
Certains sourires d’extase, surpris sur mon visage, ne sont pas le reflet d’une rencontre inopinée avec quelque divin créateur, (y a pas beaucoup de piliers là-bas), mais d’une certitude, erronée sans doute, du caractère parfait de mon fourniement.

Je vous avoue que je dois faire des comptes savants, parfois, pour déterminer si un chiffre est vraiment premier, ou s’il s’agit encore d’une de mes nombreuses lacunes en la matière, de même, je n’ai jamais eu le courage de vérifier mes évaluations... heureusement, l’usage intensif ramène souvent le compteur à zéro, ce qui me permet de recommencer sur une base sérieuse la torture mentale la plus gratuite et inutile qui soit.



Je la dédie à Guy, un ami coincé chez lui par la maladie, dont l’esprit scientifique s’évade dans des études beaucoup plus sérieuses.

Quand on aime on ne compte pas... Ca tombe bien, je suis mauvaise en calcul !

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